Écran philosophique

Le bonheur, l’amour et la fidélité

Mardi 24 février 2004 à 20 h 30

par Gérard Bras, directeur de programme au Collège international de philosophie

La lettre , de Manuel de Oliveira (Portugal, France, Espagne - 1999 - durée 1 h 47)

Mademoiselle de Chartres a eu un premier chagrin d’amour : elle s’est vue abandonnée d’un jeune homme qui entendait entretenir avec elle une relation assez libre.
Un soir, une amie de sa mère, Mme da Silva, épouse du directeur de la Fondation Gulbenkian, la présente à un médecin de grande réputation, Jacques de Clèves. Celui-ci était tombé amoureux de la jeune fille en la voyant choisir un collier avec sa mère chez un célèbre bijoutier de la place Vendôme. La jeune fille accepte de l’épouser sans pour autant éprouver de passion pour lui.
Cette passion, elle va la découvrir bien malgré elle, sous les traits d’un chanteur à la mode, Pedro Abrunhosa. S’apercevant de cet amour à l’état naissant, Mme de Chartres met sa fille en garde, peu de temps avant de mourir.

« On ne peut pas aimer contre la volonté de son coeur »

Film sans doute déroutant que La Lettre. Par le discours qu’il semble tenir, à contre courant des modes, en faveur d’une certaine tradition, pourtant assumée en des propos assez plats, qui dénotent plutôt le désarroi des personnages. Par sa forme ensuite, juxtaposant comme des touches, pièces d’un dossier, des scènes reliées entre elles par des « cartons », à la manière du cinéma muet. Mais aussi par le dialogue constant qu’il entretient avec les autres arts : la littérature, bien sûr, puisqu’il peut être vu comme une adaptation moderne de La Princesse de Clèves, de Mme de Lafayette ; la, ou plutôt les musiques ; la sculpture ; la peinture. Sans omettre la présence de la philosophie et de la théologie. Notre monde, tout comme le XVIIe de l’auteur du roman, est en mutation profonde, sans qu’on sache bien où nous conduisent ses turbulences. Elles ne sont pas sans répercussions sur nos vies quotidiennes, nos manières d’aimer. C’est ce jeu entre destin global et destins singuliers qui est au cœur de la pensée de ce film. Les repères de la tradition se brouillent. Les personnages, figés dans leur raideur, ne peuvent que constater leur impuissance, et l’incompréhension de ce qui leur arrive. Comment s’orienter ? Où trouver le bonheur ? Questions qui débouchent sur une agitation épuisante, jusqu’à la mort. On peut contrôler, pas supprimer, ni comprendre nos sentiments, ne cessent de répéter les personnages du film. Tâchant de tenir les pièces, pas toutes, du puzzle, sans chercher à les unifier en systèmes, Oliveira produit un décalage, du bonheur à l’amour. Pas simple : l’amour-propre fait écran. L’amour est un don, pas facile à recevoir. Comment s’y prendre ? Le film n’apporte pas de réponse : il cherche à y voir un peu plus clair dans ces questions emmêlées. On ne peut en rester là : il faut la persévérance, ce qu’on nomme fidélité. Ou foi, c’est le même mot. Engagement qui vaut comme un pari. Mais sur quoi est-il encore possible de parier aujourd’hui ? En quoi est-il possible de croire ? A quoi être fidèle ? C’est sans doute à une mutation, non pas dans les choses auxquelles nous croyions, mais dans la manière même de croire que ce film, si on le réfléchit à partir de sa fin, cette lettre qui exprime la quête d’un objet infini d’amour, nous permet de penser.

Gérard BRAS

Informations

Au cinéma Georges-Méliès
Centre commercial de la Croix-de-Chavaux
93100 Montreuil

Partager