Travail de la culture et culture du travail
mercredi 2 décembre 2009 à 20 h
animé par Nicolas Frize, compositeur, et Yves Clot, maître de conférence à la chaire de psychologie du travail au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
À l’intérieur de l’activité professionnelle
par Nicolas Frize
À cet instant, certains d’entre nous ont UN travail (une activité professionnelle), d’autres n’ont PAS de travail, d’autres enfin ont DU travail (disons qu’ils sont employés à « faire » quelque chose). Dans tous les cas, la condition de salarié n’est pas une condition exempte de contradictions, de mal être, d’échecs et de souffrances.
La condition du salarié est aussi celle d’un être dépendant. De toute évidence, ses nécessités de manger, d’habiter, de se vêtir, de se cultiver, de se divertir, d’avoir une activité professionnelle utile et créatrice d’émancipation, de vivre… le contraignent à des besoins économiques qui ne peuvent se dissoudre dans l’amour, la vie culturelle ou la contemplation du monde... Mais cette dépendance logistique et financière n’est pas sa seule contrainte. Des instants plus organiquement brutaux se présentent à lui ; le chantage à la séduction au jour de l’embauche, la contrainte du temps de la tâche et du temps de la présence (en 1830, les ouvriers tiraient sur les horloges des édifices), les liens obligatoires avec d’autres, collègues non choisis et dont son ouvrage dépend, l’imposition de prescriptions incompréhensibles ou limitées, l’instabilité ou la précarité que lui imposent des contrats fragiles, le mépris dont il est accessoirement l’objet, actif ou passif, l’indifférence parfois, quand il ne s’agit pas d’ignorance tout court, etc.
Les souffrances potentielles ont de multiples facettes ; elles ne sont pas seulement dans les rapports de force exprimés, elle peuvent se rencontrer dans le désaveu de l’activité, la non reconnaissance passive. Plus violente encore est la naissance d’un sentiment de faille personnelle, d’imperfection, de non perfectibilité - face à un autrui plus efficient, par exemple, sur des détails de méthode, de vitesse de travail, de compétence, d’à propos, d’éloquence…
Et que dire encore de la violence du « marché 2 » du travail qui rive le travail à l’argent, et bloque toute tentative alternative d’approcher l’activité en dehors de l’exploitation et de la rentabilité de son produit ou de son objet !
Bien sûr, le modèle de résistance à ces réalités reste la défense pour des conditions de travail qui soient dignes et conformes au droit, pour un salaire légal et correctement valorisé, pour un temps de travail qui tienne compte de l’engagement physique et des réalités, des résistances naturelles…
Mais ce qui est vertigineux dans ce débat contradictoire et aussi violent que le sujet dont il parle, c’est qu’au milieu de l’émancipation individuelle, il y a peut-être aussi (et pas forcément) de la subordination, et qu’au milieu de cette exploitation de la force de travail, il y a aussi de l’appropriation sensible et de l’initiative intellectuelle. Car l’homme, même assujetti, reste toujours son propre sujet, vivant et en mouvement, aimant, émotif et émouvant. C’est grâce à cela qu’il souffre, qu’il a du plaisir ou qu’il est indifférent. Cette capacité à exister dans son altérité en fait un formidable professionnel, singulier et collectif. Aujourd’hui, c’est cette revendication dont il s’empare : il ne veut pas d’un emploi, d’un job, d’un poste dans une chaîne de fabrication, il ne veut pas d’un salaire en échange d’une allocation au chômage (ou inversement), il veut être lui, dans sa force de pensée et sa capacité sensorielle. Indépendamment de ses convictions politiques sur la propriété des outils et finalités de production, il veut exercer sa compétence dans une activité sociale reconnue et qui le reconnaît, il veut aimer et être fier de ce qu’il fait, être à son métier à tout prix mais pas à n’importe quel prix : il ne veut pas se vendre, il désire échapper à la compétition et à la concurrence, il condamne le commerce des corps, des idées et des relations. Il veut entraîner son époque dans la reconnaissance des êtres, dont le travail est l’expression et non pas la finalité.
La violence de l’échange, argent contre temps de travail, argent contre compétence, argent contre force de travail, argent contre intelligence ou invention, argent contre soumission, argent contre présence/absence, argent contre servilité, est outrageante et trahit une négation de l’activité professionnelle.
Nous ne voulons pas travailler autrement que mieux, ni plus ni moins, juste mieux et encore mieux, toujours. Nous voulons avoir des activités professionnelles et des métiers qui nous reconnaissent comme des interprètes.
Produire n’est pas une fin en soi, c’est un effet collatéral de l’acte de parler, de penser, de s’organiser, de faire…, parce que notre corps agissant ne cesse de sentir, c’est-à-dire d’être créateur.
Le travail contre la culture ?
par Yves Clot
Il faut remettre la France au travail. L’argument est à la mode. Et, sur les tribunes, l’approximation n’effraie pas. Éfficacité et intensification du travail seraient purement et simplement la même chose. Pourtant, dans la réalité professionnelle, la course aux chiffres mine l’intelligence du but à atteindre, l’ingéniosité et la qualité de l’acte.
La tyrannie du court terme laisse les femmes et les hommes aux prises avec un compactage du temps qui use le corps et l’esprit parfois jusqu’à la rupture. L’obsession des résultats et le fétichisme du produit imposent la démesure d’un engagement sans horizon.
Travaillez plus : expirez, inspirez. Du rythme ! Le travail est fait pour travailler ! On respire dehors ! Et pourtant, sous le masque d’une mobilisation de tous les instants, une immobilisation psychique insidieuse fait son nid. D’un côté s’avance une sorte d’« externalisation de la respiration », figure moderne du travail « en apnée ». Mais, de l’autre, cette suractivité ressemble de plus en plus à un engourdissement.
Le travail est malade, enflammé et éteint à la fois. Gâté par le manque d’air, il essouffle ceux qui travaillent sans reposer les autres, ceux qui sont livrés à la respiration artificielle des appareils du chômage de masse. De grâce, ne mettons pas ce type de travail au centre de la société. Il y est déjà trop. L’efficacité du travail est pourtant tout le contraire de cette intensification factice. Car, au fond, travailler – on le sait, on le sent – c’est aussi le loisir de penser et de repenser ce qu’on fait. C’est le temps qu’on perd pour en gagner, l’imagination de ce qu’on aurait pu faire et de ce qu’il faudra refaire. La source insoupçonnée du temps libre se trouve là. Dans l’interruption de l’action, là où l’action bute sur ses limites, dans la disponibilité conquise au travers du résultat, par-delà le déjà fait et au-delà du déjà dit. Le temps libre, c’est d’abord la liberté qu’on prend de ruminer son acte, de le jauger, même et surtout différemment de son collègue, avec son collègue, contre son chef, avec son chef. La possibilité gardée intacte de s’étonner ; la curiosité nourrie par l’échange au sein de collectifs humains dignes de ce nom, branchés sur le réel qui tient si bien tête aux idées reçues ; où la pensée circule pour progresser. C’est le loisir de déchiffrer et pas seulement le devoir de chiffrer. (…) Quand l’activité professionnelle manque d’inspiration, elle finit par empoisonner la vie entière. (…) Le désœuvrement premier se tapit là. La suractivité laisse la vie en jachère. L’effet sur l’âme de ce refroidissement climatique de la vie professionnelle n’est pas à sous-estimer. Ses incidences sur la culture non plus. Car cet activiste désœuvré embusqué en chacun de nous n’a jamais dit son dernier mot. Pour se défendre il se durcit et se ramasse. Il s’insensibilise. Pour oublier, il s’oublie. Diminué, il « fait le mort ». Et, à cet instant, l’œuvre d’art ne lui parle plus. Elle parle seule. Car l’œuvre d’art n’a pas d’adresse chez le désœuvré. Lourdes conséquences. Car alors, l’œuvre elle-même, métamorphosée en consommable culturel, n’est plus qu’un tranquillisant. Elle soulage une vie amputée : anesthésique pour « boxeur manchot ». La faute consiste à croire qu’empoisonnée au travail, la vie pourrait être placée sous perfusion culturelle. Car lorsqu’on assèche le continent du travail de son potentiel créatif, on brise les ressorts de sa « demande » à l’égard des artistes. Au mieux, on fabrique le souci de se distraire. Mais le divertissement culturel ne fait pas la voie libre. Il prend souvent l’allure grimaçante d’une passion triste où l’on s’oublie une deuxième fois. Plus grave, il vaccine à tort contre les risques de l’œuvre. Car l’œuvre, au fond, irrite le désœuvré en attisant la vie empêchée qu’il a dû s’employer à éteindre, à tromper comme on trompe sa faim. Sans destinataire dans le monde du travail, la création artistique est donc en danger. Nous aussi. Elle respire mal et se rouille en marchandises. Elle survit. Mais pour vivre, il lui faut se mêler à la re-création du travail. De l’air ! C’est une question de santé publique, comme on dit aujourd’hui…
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Entrée libre.