Clarisse Aïn - sPeach
de janvier à décembre 2024
Parlons peu, parlons pêches.
Parlons peu, parlons pêches. Pour raconter Montreuil il y a l’Histoire, celle avec un grand H, d’une ville étroitement liée à la capitale, une cité industrielle, populaire, aux sols pollués. Mais il y a aussi l’histoire de Monasteriolum, un village médiéval dont le monastère mérovingien a mystérieusement disparu au Xe siècle.
C’est à ce moment-là qu’apparaît le nom d’Adam de Monsteriolo, un chanoine qui allait jouer un rôle crucial dans le développement des techniques d’arboriculture fruitière. La culture des pêches à Montreuil prend alors racine. Cela peut sembler étonnant, car les pêchers ont besoin de chaleur et de soleil, et pourtant ils fleurissent sur les coteaux du bassin parisien.
Pourtant, une énigme plane autour de ce prêtre : il disparaît mystérieusement, emportant avec lui tous les manuscrits qui archivaient ses recherches. La même décennie sur l’île de Lombok en Indonésie, le volcan Samalas provoque l’une des plus grandes éruptions volcaniques que l’humanité ait jamais connues. S’ensuivent deux siècles de ce que l’on appelle le « petit âge glaciaire ». Partout sur Terre, l’atmosphère s’obscurcit au point que les rayons du soleil ne percent plus. Les températures chutent de manière drastique, les récoltes périclitent, pourrissent. Comme le relate Frère Richer dans sa Chronique en 1258 : « Que diray ie des fruicts de ceste année, veu que l’indisposition du temps étoit si grande qu’à peine l’ardeur du soleil pouuoit rayonner sur la terre, dont les fruicts puissent être meurs ». C’est précisément à ce moment que des textes sur les techniques horticoles en provenance d’Italie, signés d’un certain Johannes de Monsteriolo, refont surface. Alors que partout ailleurs, les cultures et les hommes se meurent, Montreuil cultive des pêches.
Il semble absurde que les prémices d’une simple technique de palissage puissent défier deux siècles de froid et d’obscurité solaire. Qu’ont donc exploité ces moines pour doter ces pêches d’un tel éclat ? Ces fruits si savoureux, si exquis qu’ils deviennent l’emblème du raffinement quelques siècles plus tard à la cour de Versailles. On raconte que certains étaient prêts à se battre en duel pour la dernière pêche de l’année.
Seulement, au fil des ans, les Murs à Pêches ont cédé la place aux carrières, aux usines, aux parcs industriels. De nos jours, les sols sont pollués, l’activité industrielle s’est éteinte progressivement, et les Murs à Pêches ne sont plus que des parois fragmentées, suscitant à peine un intérêt touristique. Pourtant, la renommée de cette étrangeté fruitière a traversé les océans, comme en témoigne la création des premiers personnages de Nintendo par Shigeru Miyamoto. Fasciné par l’histoire et l’architecture monacale de l’Europe médiévale, Miyamoto a affublé son unique personnage féminin d’une apparence de princesse moyenâgeuse et lui a donné un nom évocateur : Peach.
D’une manière générale, la culture occidentale s’en tient aux faits. L’Histoire est souvent réduite à des dates, des personnalités marquantes et des lieux. Je propose l’espace d’un instant, de réinventer l’histoire de ce territoire en tissant une fiction à partir de faits réels. Chaque rumeur, chaque contribution enrichit cette grande épopée de la pêche montreuilloise, offrant aux habitants la possibilité de prendre part à cette histoire millénaire, de se l’approprier.
Mon périple sur les traces d’Adam de Monsteriolo durant ce temps de résidence est l’opportunité de mener une vaste enquête sur ce qui se cache réellement sous Montreuil. L’investigation prendra diverses formes, notamment des installations collaboratives avec les habitants de Montreuil, des films mêlant prises de vue et archives, ainsi que des conférences performées.
Derrière la prospérité déchue des Murs à Pêches se cache un mystère fascinant. N’y aurait-il pas eu au fil des siècles une volonté des castes dominantes de préserver les secrets de cette réussite agricole presque impossible ? Peut-être ont-ils utilisé la pollution des sols comme un moyen de dissimuler la réalité. La contamination des terres pourrait avoir été un subterfuge pour maintenir le secret, protégeant ainsi leur intérêt économique et politique. Cette pollution qui semble initialement regrettable devient alors une couverture parfaite pour garder sous leur coupe une population en quête de souveraineté.
Clarisse Aïn est née à Albi en 1992, elle vit et travaille à Paris.
Après des études à l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris, Clarisse se consacre à la direction artistique et à la réalisation vidéo pour l’industrie de la mode et de la musique. Cela lui ouvre les portes des plateaux de tournages et c’est là qu’elle prend conscience de son attrait pour le travail de l’espace et du décor. C’est en 2020 qu’elle intègre les Beaux-Arts de Paris et développe une pratique à mi-chemin entre l’Art et la Science (-fiction). Son travail est très marqué par son cercle familial. Entre néo-chamans et scientifiques conspirationnistes, Clarisse est ballotée entre les réalités et c’est aujourd’hui tout l’enjeu de ses œuvres.
Si les frontières entre la réalité et la fiction deviennent floues, il devient évident que notre perception est façonnée par les récits que nous choisissons d’accepter.
Que se cache-t’il derrière les discours hégémoniques actuels ? Quelle beauté se trouve dans les fictions qui peuplent les interstices de nos vies ?
Le travail de Clarisse nous rappelle que le doute est un outil puissant pour explorer la complexité du monde qui nous entoure. Elle nous encourage à remettre en question les récits préconçus et à embrasser l’incertitude qui réside dans leurs failles. Ses propositions plastiques nous transportent à travers les frontières poreuses de la réalité, l’excès de narration et la valeur intrinsèque du doute.