Exposition

Parallèle, Parallaxe, Paradoxe

du 12 mars au 20 décembre 2001

Commissaire : François Piron
Boris Achour, Saâdane Afif, Michel Blazy, et Stéphane Calais

Parallèle Parallaxe Paradoxe est un projet d’exposition de mars à décembre 2001, visible en trois moments, pour allonger le temps de travail avec les artistes, au-delà de la stricte logique de production, pour tenter aussi de faire du temps de l’exposition, plutôt qu’une fin, plutôt qu’un temps mort », un moment où le transitoire est tangible, où certaines strates restent apparentes. Faire du présent un mouvement plutôt qu’un état, laissant visible le passé et faisant deviner le futur, en sachant qu’il s’agira toujours d’une mise en scène, une construction qui est aussi un moyen d’être au plus près du réel.

Boris Achour, Saâdane Afif, Michel Blazy et Stéphane Calais sont les artistes qui, au cours des trois épisodes, constituent cette mise en scène, sans qu’aucun thème ne soit déterminé a priori et de façon définitive. Une façon de mettre en avant des œuvres, sans qu’elles soient homogénéisées par un propos préexistant. Chaque travail suit sa logique propre et ses modes de production appropriés. Le protocole de cette exposition est de pouvoir envisager différents cas de figure : des projets qui mutent, s’altèrent, d’autres qui permutent, augmentent, se reconfigurent, ou encore influent les uns sur les autres, en tout cas coexistent en connaissance de cause.

Le titre même de l’exposition, combinaison hasardeuse de lettres, offre une pluralité de significations et d’appréhensions possibles : trois mots qui pourraient constituer un ensemble de postulats pour ce projet. Le parallèle implique une logique comparative, la parallaxe renvoie à la position et au déplacement du spectateur dans l’espace, mais aussi dans le temps. Quant au paradoxe, si l’on s’en tient à sa définition de « proposition à la fois vraie et fausse », il évoque cette mise en scène qui est le propre de l’exposition.

Les œuvres nouvelles qui constituent Parallaxe, second volet de l’exposition, ont toutes trait à une forme d’utopie. L’utopie comme dépassement des contradictions irréconciliables, comme projection nécessaire de l’esprit dans l’imaginaire au-delà des contingences du réel, pour créer une autre strate de réalité, un autre possible. L’utopie comme contre-proposition, un « non » qui se transforme en « oui ». L’utopie comme redistribution des cartes, à l’image de l’anagrammatique titre du livre de Samuel Butler, Erewhon [1].

Parallaxe est aussi une redistribution des cartes, une nouvelle partie entre les mêmes joueurs. Ceux qui ont vu le premier épisode de l’exposition reconnaîtront certaines des œuvres déjà présentées à cette occasion, qui constituent un fond de scène, une strate de visibilité qui se recombine avec de nouvelles pièces rapportées.

Il en va ainsi des écorces d’oranges de Michel Blazy, qui, depuis le début du premier épisode, se sont accumulées, empilées au fur et à mesure de la consommation des employés, des adhérents et des visiteurs. Elles continuent à habiter le lieu de leur présence visuelle et olfactive, présence à la fois vivante et inerte, dont la forme se reconfigure en fonction des nouvelles propositions.

L’architecture construite par Stéphane Calais, ensemble de plates-formes que relient des échelles, semble s’échapper de l’espace d’exposition pour gagner d’autres hauteurs, pour atteindre les étoiles et la Lune, comme le souligne son titre inachevé, And the moon is a cheese... La Lune, astre symbole d’une échappatoire de la réalité, siège aussi de l’utopie de Cyrano de Bergerac [2].

Une architecture qui s’apparente à un château de cartes taillé dans un morceau de Lune, une structure sans portes, constituée d’autant de pleins que de vides, dont la fragilité semble un défi à la pesanteur, et dont les lignes semblent être tracées avec la vivacité d’un croquis en trois dimensions. Avec cette proposition, Stéphane Calais semble illustrer la formule consacrée « aussitôt dit, aussitôt fait », non pas pour ressusciter la légendaire fulgurance de l’inspiration artistique, mais pour affirmer un activisme qui accélère la vitesse de liaison entre le cerveau et la main, entre l’idée et le faire, sans hésitation ni remords possible.

Saâdane Afif renvoie lui aussi aux nuées étoilées avec Liquidation totale, une édition d’affiches offerte aux visiteurs de l’exposition. Une image de nébuleuse, représentation de l’absolu et de l’infini, imprimée sur un papier aux connotations marchandes bas de gamme, cette fois non pas soldée mais donnée, pour dissocier la valeur symbolique de la logique marchande (que l’on se souvienne du vendeur d’étoiles dans le Petit Prince de Saint Exupery).

Avec Pirates Who’s Who, Saâdane Afif renvoie à une autre forme d’utopie, celle des communautés de pirates. En constituant un rayonnage tel que n’en comporte aucune bibliothèque, ne renvoyant à aucune nomenclature existante, Saâdane Afif crée une sorte d’enfer de bibliothèque imaginaire. L’histoire des communautés des « frères de la côte », si elle a fait l’objet de nombreuses exégèses, si elle a fasciné et façonné en partie les théories anarchistes, ne repose que sur de rares témoignages et sur des fictions pures, conçues stratégiquement à des fins politiques. Daniel Defoe [3] notamment, sous le pseudonyme du capitaine Charles Johnson, inventa de toutes pièces les aventures du pirate Misson, tenues par la suite pour vraies et relatées comme telles dans de nombreux ouvrages postérieurs. Vraie ou fausse (plus vraisemblablement à la fois vraie et fausse), la tentative de Misson de constituer une société sans hiérarchie, sans gouvernement et sans Dieu, reste un des mythes fondateurs de l’histoire des utopies, et perdure en tant que résistance à tout ordre établi.

En rassemblant des livres, plutôt que de fabriquer une image ou un objet, Saâdane Afif renvoie à l’imagerie collective, à la projection dans la mythologie constituée par l’accumulation des récits et des interprétations au cours de l’histoire.

Boris Achour avait présenté pour le premier épisode de l’exposition une sculpture intitulée Cosmos, pour signaler le mouvement d’agglomération et de dissémination des signes qui traversent la culture et qui constituent, d’une façon ou d’une autre, notre identité au sein de celle-ci. Il choisit, dans le même esprit, de donner à sa nouvelle pièce le même titre. Les autocollants qui couvrent la surface de ce meuble sans fonction, s’ils font référence aux « bumperstickers » américains [4], sont des énoncés composés par Boris Achour et par d’autres, qui mêlent, de manière hétéroclite et sans hiérarchie, des citations, parfois détournées ou parodiées, des adresses au regardeur, des slogans sans objet, des commentaires, des opinions...Mêlant la dérision à la sincérité du discours, ces énoncés ont aussi valeur de proposition, donnent un point de vue sur l’art et sur le monde, en réévaluant une pratique proche du graffiti, ce commentaire toujours spontané, au risque de l’impertinence ou de la bêtise, qui marque la distance de l’individu par rapport à la société. L’autocollant, comme toute forme de communication, qu’elle soit idéologique ou commerciale, s’inscrit dans un principe d’utilitarisme ou postule du moins une forme d’adhésion (c’est le cas de le dire). Ici, ces autocollants ne servent à rien, n’ont pas vocation à informer, mais mettent en place une forme de communication restreinte, d’ordre disons poétique, qui, par le fait que Boris Achour a sollicité des participants de l’exposition leurs propres énoncés, peuvent échapper même à leur auteur.

« Cela pourrait tout aussi bien être autrement », citation de L’Homme sans qualités de Robert Musil, pourrait être un de ces stickers. Une phrase qui synthétise cette notion d’utopie : non pas un monde meilleur, pas même un enjolivement du réel, mais un autrement, un ailleurs qui pourrait être ici, maintenant.

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Notes

[1Samuel Butler, écrivain anglais du XIXe siècle, écrivit notamment deux fictions politiques qui décrivent une île utopique, Erewhon (anagramme de Nowhere) et Les Nouveaux Voyages en Erewhon.

[2Cyrano de Bergerac, L’Autre monde ou Les Etats et Empires de la Lune. Bergerac y invente un voyage, au cours duquel il découvre sur la Lune une République idéale.

[3L’auteur de Robinson Crusoë, présenté lors de son édition originale comme un récit authentique.

[4Les bumperstickers sont des autocollants apposés, principalement aux USA, sur les pare-chocs des voitures, qui expriment des prises d’opinion d’ordre souvent politiques ou morales, des appartenances collectives, des messages parfois d’ordre personnel, parfois aussi des blagues.

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